Entre le rap et la sociologie à la recherche de l’homme postmoderne

The postmodern condition is a polemical subject which allows very diverse approaches. The sociologist and philosopher Zygmunt Bauman dealt with this question in his book ‘Life in fragments: Essays in Postmodern Morality’, where he tries to understand the postmodern individual, who is so variable and apparently so close to us. It is, besides, the same approach chosen by the ex-rapper Benjamin Paulin in his song ‘L’homme postmoderne’ where he proposes a conceptual definition of the term. Being their works in a very strong dialogical relation, we want to present the parallel between their ideas, in order to bring out their understanding of this contemporary condition. This article, which remains very stuck on both works, is organized in three main lines of analysis concerning different aspects from their descriptions: the accumulation, the change and the negativity.
- L’homme accumulation
Nous allons commencer notre rapprochement, en présentant d’abord quelques présupposés de l’analyse de Bauman. Selon ce sociologue[4], les êtres humains vivent dans le Milieu, qui représente « l’espace qui s’étend, et le temps qui s’écoule, entre le ‘Commencement’ et la ‘Fin’. Le ‘Commencement’ est la potentialité ; la ‘Fin’ – la réalité de l’être »[5]. En d’autres termes, ils se trouvent toujours entre le commencement, par exemple, d’une action, et sa concrétisation. Le Milieu de la vie postmoderne est par ailleurs cassé, parce qu’ils ont vécu deux grands désenchantements : celui du Divin (dont parle Nietzsche) et celui de la science, lié à l’Humain. L’homme postmoderne n’a ainsi plus de croyances : il est dans un lieu d’incertitude où il ne peut pas être complètement à l’aise.
Encore selon Bauman, l’homme essaie, par chacun de ses actes, de s’évader de la peur et de l’anxiété créées par cette incertitude, et est ainsi vraiment tenté par l’offre du marché de consommation. De plus, à partir du moment où les produits sont conçus pour être rapidement remplacés[6], il n’est pas obligé d’y rester attaché, pouvant se sentir, dans une certaine mesure, libre. Paulin rejoint, d’ailleurs, ce raisonnement dans sa définition de l’homme postmoderne : ne supportant pas l’incertitude dans laquelle il vit, « l’homme promo’ »[7] cherche à s’évader de l’ennui et à « donner un sens à [sa] vie ». Il se trouve aussi dans un cycle continu, où il achète « n’importe quoi […] des rayons du soleil jusqu’au rayon charcuterie »[8].
Mais la consommation ne suffit pas pour le calmer, son corps voulant plus. D’après le sociologue polonais, l’homme est, dans la postmodernité, un « récepteur de sensations [qui] absorbe et digère des expériences [se constituant] un instrument de plaisir »[9]. C’est dans ce sens que l’homme postmoderne représenté par Paulin veut aussi accumuler des sensations, devenant « l’homme série » ou « l’homme Divx » qui veut tout voir pour sentir une « effusion de sentiments » et être « trop plein d’émotions »[10]. Ce n’est, d’ailleurs, pas par hasard que cet individu décrit dans la chanson est intensément lié à la vidéo : celle-ci est, selon Bauman, le media par excellence de la vie postmoderne, étant « parfaitement effaçable et réutilisable, combinée pour ne rien conserver à jamais, n’admettant les événements d’aujourd’hui qu’à condition d’écraser ceux d’hier »[11].
2. L’homme mouvement
Dans La vie en miettes, on découvre aussi que, dans les parties du monde où la survie est garantie, un nouveau discours a gagné de la place, celui sur la qualité de vie, qui vise à donner corps au sentiment de malaise des individus. Ceux-ci, en effet, cherchent continument plus de bonheur, qui ne peut pourtant être portée que par l’avenir. L’accumulation étant d’ailleurs l’une de façons par lesquelles ils essayent d’être heureux. Mais une question se fait inévitable : comment peuvent-ils mesurer la qualité de leurs vies ? Ils ne peuvent pas ! À cause de l’impossibilité de cette vérification, leur recherche n’a pas de limites ; en effet, ils ne possèdent pas « un sommet connu à l’avance vers lequel […] [ils] pourraient grimper »[12].
Encore selon Bauman, l’homme de la postmodernité est angoissé, il ne veut pas être « fixé » et change incessamment la «Fin » envisagée, parce qu’il ne sait pas vraiment comment améliorer sa situation. Cette condition présentée par le sociologue peut être associée à celle de l’strophe où Paulin décrit « l’homme changement ». Avec « plein de résolutions dans le cœur », cet individu arrive à prendre des décisions pour l’avenir (« Je me dis que je vais devenir meilleur, que je vais me battre »), mais l’impossibilité d’être fixé ne le permet pas de bouger. Comment choisir un but, une fin ? Il faut garder la possibilité choisir… C’est d’ailleurs assez frappant le changement vécu par cet homme : il choisit d’abord de « se battre », il veut faire des efforts et lutter pour à la fin « devenir meilleur » ; ensuite, pourtant, il arrive à une position assez diverse, vu qu’il redevient un « lâche », une personne qui n’a pas d’énergie, de vigueur. Dans la chanson, la rapidité du changement est de plus bien renforcée par l’expression adverbiale « une heure après » ; et la volatilité du sujet, par le verbe « redevenir ».
Bauman nous signale que, dans cette recherche incessante de la qualité de vie, l’homme postmoderne est doublement condamné : (1) à ne pas être convaincu par ses sentiments et (2) à être toujours pressé. Ces contraintes pèsent aussi sur l’homme de la chanson, qui, même étant l’« homme couple »[13], n’arrive pas à croire à la véracité de ses sentiments, devant ainsi essayer « de se faire croire à lui-même qu’il est vraiment heureux ». Selon le sociologue, cela arrive, parce que cet individu n’est pas certain d’avoir de sensations assez intenses comme il fallait, faute de pouvoir les mesurer. Dans les paroles on voit encore qu’il est aussi « l’homme pressé », qui ne veut / ne peut pas être fixé et qui essaie de « combler le vide autour de [soi] ». En fait, cela fait aussi partie de la condition postmoderne : « Ce que l’on fait et les cibles que l’on vise n’importent pas tellement ; ce qui importe, c’est de faire rapidement quoi que l’on fasse, et que les cibles visées évitent d’être atteintes, qu’elles bougent et continuent de bouger»[14].
3. L’homme négatif
Cet homme qui vit dans un monde incertain, qui est anxieux, qui cherche des plaisirs intenses et qui change d’avis très rapidement n’arrive pas à se satisfaire. D’après Bauman, cette peur de l’insuffisance le conduit au mécontentement et à l’agitation infinis. Vu qu’il n’a pas un but précis à atteindre, cet homme n’arrive même pas à avoir une conviction de sa réussite, mettant en doute ses connaissances. On peut observer cela dans le passage de la chanson de Paulin, où « l’homme déçu » affirme « je peux pas, je sais pas, je sais plus » ; la répétition de la négation mettant en évidence aussi le caractère négatif de sa réalité. Il ne doute pas seulement de lui-même, mais aussi d’un changement pour la société (« Honnêtement, comment croire en quoi que ce soit ? »). Il vit dans le Milieu du désenchantement et, par conséquent, il est aussi « l’homme sans cause », selon qui « la vie est une guerre ». Dans la chanson, on apprend encore que, pour survivre, « Il faut juste s’armer de patience et tuer le temps », en achetant plus, en regardant plus de vidéos, en utilisant plus le portable.
Cet « homme sans cause » n’affronte pas ses problèmes. Quand ces formes de fuite ne marchent pas (est-ce qu’elles peuvent vraiment marcher ?), il utilise d’autres moyens encore plus puissants d’apaisement. Il devient donc non pas seulement « l’homme sous antidépresseurs »[15], mais aussi « l’homme bourré », qui ne se satisfait que sous l’effet de l’alcool. Ces comportements sont d’ailleurs très proches de ceux de l’homme postmoderne baumanien, qui cherche « l’impact maximal » et « une obsolescence instantanée de l’expérience »[16] Ces fuites n’étant pas très durables, il ne reste à l’homme décrit par Paulin que rêver de « la machine à remonter le moral ».
4. Conclusion
On a pu vérifier que les discours de Bauman et Paulin à propos de l’homme postmoderne se rassemblent énormément. Par une lecture plutôt didactique de leurs textes, nous souhaitions rendre possible une majeure compréhension de nous-mêmes et des individus qui nous entourent.
Finalement nous voulons faire une remarque personnelle : en tant qu’une présumée « femme postmoderne », nous avons l’impression de ne pas vivre dans un Milieu si incertain et négative comme celui représente par les deux auteurs. Pour pouvoir complémenter leurs discours, il faudrait analyser aussi des avantages de notre condition. Pour le moment, une autre question inévitable se pose : quels seraient-ils ?
[1] Selon Jean-François Lyotard, la postmodernité désigne « l’état de la culture après les transformations qui ont affecté les règles des jeux de la science, de la littérature et des arts à partir de la fin du XIXe siècle. » (La condition postmoderne. Rapport sur le savoir. Paris : Les Editions de Minuit, 1979.)
[2] PAULIN, Benjamin. L’homme moderne. Universal (Az), réalisé par Régis Ceccarelli & Logilo, en 2010. Les paroles sont disponibles là.
[3] Nous utilisons ce concept dans le sens de Bakhtine, selon lequel le « dialogisme » est l’un des principes essentiels du langage. Tout énoncé est en interaction avec d’autres énoncés, c’est-à-dire que nos discours dialoguent avec d’autres discours antérieurs qui ont été produits à propos du même sujet.
[4] Il fonde sa réflexion sur les idées parues dans l’œuvre « The Broken Middle », de Gillian Rose.
[5] BAUMAN, Z. La vie en miettes. Expérience postmoderne et moralité. Le Rouergue / Chambon, 2003, p. 21.
[6] Sur l’obsolescence des produits, voir le documentaire « L’obsolescence programmée » disponible là.
[7] A partir de là, nous allons signaler les passages de la chanson entre guillemets, sans aucune autre référence.
[8] Lire aussi le poème Moi, étiquette (Eu, etiqueta), du poète brésilien Carlos Drummond de Andradre, qui aborde d’une autre façon le rapport entre l’homme et la consommation excessive.
[9] BAUMAN, Z. Op. cit., p. 79.
[10] C’est exactement le même type d’effusion que cherche, dans le film Requiem for a Dream, le personnage Sara Goldfarb, dépendante de la télévision.
[11] BAUMAN, Z. Op. cit., p.33.
[12] BAUMAN, Z. Op. cit., p.31.
[13] A propos de ce sujet, nous conseillons une autre œuvre de Bauman, L’amour liquide.
[14] BAUMAN, Z. Op. cit., p. 26.
[15] Lire aussi ce texte (en portugais) de Vladimir Safatle sur le rapport entre la souffrance et les pathologies.
[16] BAUMAN, Z. Op. cit., p.45.