Cet article tente d’élucider les raisons de la fluctuation importante des prix proposés par la SNCF à ses utilisateurs. Nous partons d’un constat paradoxal : il est quasi impossible de trouver une personne qui aurait payé le même prix que vous pour une même destination dans le train que vous empruntez. Nous présenterons donc rapidement les raisons pouvant justifier de cette diversité des tarifs au sein de ce service public ; la privatisation du modèle tarifaire (d’un système égalitaire au Yield Management) en étant une des explications. Enfin, pour justifier d’une fluctuation très importante des prix que le Yield Management n’explique qu’en partie, nous présenterons l’hypothèse de l’utilisation d’un système d’Ip Tracking en vogue dans le secteur du transport aérien.
Ce tour d’horizon des processus de tarification nous permettra de rappeler quelques stratégies de contournement permettant de ne pas dépenser trop d’argent pour un prochain voyage en train.
Par Romain Rochedy
Prenons un voyage Paris gare de Lyon – Valence, qui dans ce train a payé le même prix que vous ? Personne. De 45 à plus de 80 euros, la diversité des prix est effrayante. D’un tarif réduit Prem’s à un tarif pro, ces derniers peuvent être doublés. La raison semble simple : la SNCF tente de s’adapter à l’hétérogénéité de la demande.
Prenons désormais deux personnes disposant toutes deux d’une carte de réduction au tarif jeune. Pour le même trajet, le billet leur coûte une cinquantaine d’euros. Les choses se corsent alors : il est quasiment impossible de trouver deux personnes ayant payé leur billet le même prix, bien qu’elles possèdent la même carte de réduction. La diversité de la demande est donc une chose, mais il semble exister une autre variable indépendante susceptible de faire fluctuer les prix.
Enfin, plaçons-nous devant notre ordinateur et choisissons ce même trajet pour le 31 décembre 2014. Nous faisons le choix de prendre le premier train de la matinée (6h58) et nous disposons d’une carte de réduction jeune : 52 euros. Le billet étant trop cher, nous décidons de regarder les prix d’un covoiturage, d’un billet d’occasion, etc. Après deux ou trois heures de recherche, rien de plus intéressant n’a été trouvé. Nous décidons donc de retourner prendre le billet de train vu plus tôt et là, surprise : le billet coûte 57,70 euros. Mince.
Ces expériences fâcheuses ont été vécues par la plupart des personnes amenées à utiliser cette modalité de transport qu’est le train. Cet article se propose donc d’expliciter les méthodes de tarification de la SNCF pour que l’utilisateur de ce « service public » (Louis Gallois, 2005)[i] se comporte en utilisateur averti et puisse s’épargner, dans la mesure du possible, de débourser des sommes astronomiques pour ses prochains voyages.
I. Une courte socio-histoire de la tarification made in SNCF
Cette première partie fait l’écho d’un article de Jean Finez qui décrit précisément cette évolution de la tarification. Ici, nous ne ferons que reprendre brièvement les conclusions pour s’attarder davantage sur la dernière période qui a vu naître le Yield Management.
1. Le modèle de la péréquation : un système égalitaire ?
L’analyse de Finez débute en 1938, date de création de la Société Nationale des Chemins de fer Français (SNCF) par nationalisation de différentes compagnies privées. Se met dès lors en place le système de péréquation de la tarification qui correspond au calcul du tarif en fonction de l’équation suivante :
Px-y =Dx-y X C
Où P correspond au prix du billet d’un point x à y, D la distance entre ces deux points et C à la constante « prix du kilomètre ».
Ce mode de calcul relève d’une politique égalitaire dans laquelle l’utilisateur paye une somme en fonction de la distance à parcourir. La conséquence première de la mise en place de ce modèle tarifaire a été l’endettement rapide de la compagnie. En effet, cette formule ne permet pas de prendre en compte les coûts fixes incompressibles (émissions des billets, contrôle des billets, etc.) qui sont d’autant plus contraignant pour la SNCF que les trajets sont en moyenne très courts.
2. L’usage des coûts marginaux : régulariser les dettes
La question des coûts fixes, la gestion des taux de remplissage des trains, le recul de la demande par concurrence accrue du véhicule particulier et enfin le déficit qui ne cesse de se creuser amène la SNCF, dans l’après-guerre, à revoir son système de tarification.
S’appuyant sur la théorie du rendement social de Maurice Allais[ii], la SNCF met en place la tarification au coût marginal « en vue d’anticiper les coûts liés aux pointes de trafic dans l’année à venir – [ce qui] signifie vendre un billet de train au coût de production d’une unité supplémentaire. » (J. Finez, 2014, p. 17)[iii]
Ce revirement de stratégie tarifaire marque un tournant dans la gestion de la compagnie. Elle fait écho au célèbre rapport cordonnée par Simon Nora qui redéfinit le lien entre l’État et les entreprises publiques : il faut « faire des entreprises publiques de vraies entreprises, en leur restituant la maîtrise de leurs décisions » (Jacques Chaban-Delmas, 1969)[iv]. Cette logique de privatisation de la compagnie SNCF va amener les « faiseurs de prix » (op. cit., p. 7) à proposer l’équation tarifaire suivante :
Px-y =A+Dx-y X C
En généralisant en 1970, sur les trajets de courte distance, la constante A correspondant à une taxe complémentaire fixe, la SNCF fait un pas en avant important vers une gestion « technico-économique » de la tarification (op. cit., p. 21). Cette première étape franchie va en entraîner une autre neuf ans plus tard : l’équation tarifaire se complexifie encore d’avantage en s’enrichissant d’un variable Δt dont la valeur varie selon la période du calendrier « tricolore » : bleu pour les périodes creuses, blanche pour les périodes normales et rouge pour les périodes de pointe.
Px-y =A+Dx-y X C X Δt
« La nouvelle politique des prix de la SNCF met donc en lumière le changement de référentiel de justice économique, fondé sur les coûts d’exploitation, qui s’est imposé dans les chemins de fer au cours des années 1960-1970. » (op. cit, p. 22) La diversité des prix prend forme et préfigure d’un modèle tarifaire contemporain encore plus complexe avec l’introduction des lignes à très grande vitesse (TGV).
3. Le Yield Management : « La gestion du rendement »
Le Yield Management va faire sa grande entrée dans l’entreprise SNCF dans le courant des années 80. En même temps que le lancement du projet TGV Sud-Est (1981), la SNCF inaugure une nouvelle équation tarifaire :
Px-y =px-y X N+R
Le prix P n’est que le « prix plancher du trajet x-y » (op. cit., p. 23), N un coefficient égal à 1 en période normale et à 1,2 en période de pointe et R le prix de réservation de la place dans le train. Cette dernière constante est la plus importante pour la suite de notre étude. Elle permet en effet à la SNCF de connaître en amont le taux de remplissage de ses trains. Ainsi, plus le train est plein, plus les places restantes sont chères.
En 1987, J.-M Metzler engage un partenariat avec American Airlines pour développer le système offrant à la clientèle des réservations d’affaires et de tourisme en Europe (Socrate)[1] (J. Finez, p. 26), véritable outil d’un Yield Management à l’Américaine. Le prix des billets s’élabore à partir d’algorithmes informatiques permettant d’optimiser le taux de remplissage des wagons tout en faisant en sorte que le prix des billets se rapproche le plus possible de la somme maximale que chaque consommateur est prêt à débourser pour son voyage. Le but étant de s’adapter le plus possible aux personnes les plus solvables, les syndicats vont vivement critiquer cette « tarification de classe » (CFDT-FGTE) qui questionne, dès lors que la tarification est posée en ces termes, le rôle de « service public » de cette entreprise publique. « Le yield management est donc un changement de paradigme tarifaire, et non pas une simple automatisation de la discrimination des prix telle qu’elle existait dans les années 1970 et qui aurait été rendue possible par le développement des technologies de l’information. » (J. Finez, p. 28)
II. Premières conclusions
D’un modèle tarifaire égalitaire où le prix était indexé sur la distance parcourue, à un modèle complexe de Yield Management beaucoup plus rationnel (gestion des taux de remplissage des trains), différencié (le nombre des tarifs préférentiels en constante hausse) et autonome (privatisation des modèles tarifaires), en soi modernisé, la SNCF a su s’adapter à une demande sans cesse renouvelée et à anticiper une concurrence intermodale et prochainement intramodale avec l’introduction de compagnies ferroviaires étrangères sur le réseau français.
Ce premier tour d’horizon rétrospectif nous permet, dans une certaine mesure, de comprendre la diversité des prix des billets. Reste à savoir si le Yield Management est le seul responsable de nos désagréments tarifaires…
III. Une hypothèse : l’Ip Tracking
Lors de la préparation de cet article, j’ai rapidement été amené à me pencher sur le Yield Management pour expliquer la diversité des prix des billets. J’ai compris rapidement, et cela justifiant une première conclusion de terrain, que plus j’attendais, plus je risquais de payer cher mon billet, cela s’expliquant par l’accroissement du taux de remplissage probable à l’approche de la date de départ. Mais à la lecture d’un article publié dans Le monde Blog[2], une nouvelle hypothèse s’est imposée à moi : l’Ip Tracking. Je n’ai malheureusement pu avoir confirmation de cette pratique à la SNCF, mais il semblerait que cette pratique soit utilisée fréquemment dans le transport aérien. Dans l’état actuel des recherches sur la question, je me permets de présenter brièvement cette méthode « moins connue du grand public mais utilisée pratiquement partout, qui mériterait largement une enquête approfondie et une communication grand public qui aurait sa place dans un journal comme Le Monde »[3]
Lorsqu’un ordinateur se connecte à un serveur internet, ce serveur attribue une adresse IP au terminal, sorte d’identité qui est différente d’un serveur à l’autre, d’une journée à l’autre et d’un ordinateur à l’autre. Une fois connecté sur un site internet l’adresse IP est récoltée et permet de quantifier le nombre de connections au site, de géo-situer ces connexions entrantes et d’apporter encore d’autres informations sur l’utilisateur. Une fois recueillies ces informations sont utilisées de manière différenciée en fonction des sites, pays, et législation. Dans le transport aérien, ces informations sont utilisées pour une chose en particulier : inciter l’utilisateur à acheter son billet le plus rapidement possible et au prix le plus élevé. En effet, si l’achat n’est pas conclu immédiatement et qu’une nouvelle connexion est établie avec la même adresse IP, l’observateur reconnaît l’utilisateur, se rends compte qu’il s’intéresse de nouveau à un billet en particulier et augmente en conséquence le prix de ce billet. L’utilisateur, ayant peur que le prix augmente encore lors de sa prochaine connexion, fait le choix d’acheter son billet immédiatement.
Pour tenter de prouver l’existence de cette pratique, il « suffit » de se connecter avec un ordinateur sur un site (ici la SNCF), de faire une simulation de trajet, de noter le prix. Ensuite, il est nécessaire de revenir quelques heures après sur la même page, rechercher le dit trajet et comparer le prix qui en théorie doit être supérieur au précédent. Une fois ce constat fait, il est nécessaire de se connecter avec un autre ordinateur à partir d’une nouveau serveur (IP différente) et de réaliser la même simulation : à la grande surprise des rédacteurs de l’article cité ci-dessus, le prix a repris la valeur de la première simulation : il y a eu utilisation d’un processus d’IP tracking.
Cette pratique questionne les droits et devoirs des utilisateurs du web et de l’utilisation des données personnelles. Il serait d’ailleurs particulièrement intéressant de se pencher sur cette problématique.
IV. Les conseils
Acheter un billet à la SNCF au plus bas prix revient à mettre en place une véritable stratégie de contournement des logiques tarifaires. En effet, le Yield Management impose à l’acheteur de planifier le plus tôt possible son voyage, de s’empresser de réaliser son achat sur une date précise en dehors des périodes de pointe et sur des lignes peu fréquentées ; en gros à acheter un voyage de nuit, un 4 mars pour aller en Corrèze… Les probabilités d’envisager ce type de trajet sont faibles !
Plus sérieusement, la première précaution à prendre pour s’éviter des mauvaises surprises à l’approche des vacances, est de prendre ses billets en avance. Il faut ensuite veiller à choisir des horaires creux qui offrent des tarifs avantageux, envisager de se procurer une carte de réduction adaptée à notre demande, et enfin comparer les différentes variations de parcours proposés par la SNCF.
Le dernier conseil que l’on pourrait mettre en pratique « pour ne plus se faire prendre par l’IP tracking, [est de] réaliser toutes les simulations possibles et imaginables sur un terminal, et une fois le choix effectué, en utiliser un second pour réaliser la transaction. » On ne sait jamais…
[1] « Socrate intègre Thalès et Aristote, deux logiciels clés pour la tarification en Yield Management. Thalès optimise l’allocation des places en s’appuyant sur Aristote outil d’archivage et d’analyse des informations sur les trafics passés »
[2] http://sosconso.blog.lemonde.fr/2013/01/24/pourquoi-les-prix-des-trains-et-des-avions-varient-dune-minute-a-lautre-suite/
[3] op. cit.
[i] Gallois, L. (2005). « sncf : une définition moderne du service public. Entretien », in Le Débat, n° 134, p. 63-75
[ii] Allais M. (1948). « Le problème de la coordination des transports et la théorie économique », in Revue d’économie politique, 58, 2, p. 212-271.
[iii] Finez, J. (2014). « La construction des prix à la SNCF, une socio-histoire de la tarification » De la péréquation au yield management (1938-2012), in Revue française de sociologie, vol.55, p. 5-39
[iv] Chaban-Delmas, J. (1969). Assemblée nationale, « Compte rendu des débats parlementaires, 1re séance du mardi 16 septembre 1969 », Journal officiel – Assemblée nationale, 45, p. 2253
Romain Rochedy is presently pursuing a master’s degree in sociology at the École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS, Paris) and is following in parallel a third year at the ENS-Rennes. He specialized in critical analysis of social time with a focal on the late modernity. His work concerns the deceleration spaces that emerge in response to the cult of emergency.
Excellent article. J’aime bien souvent votre site internet